La treizième poche
13 juin 2013, 11 h 52 mi
Filed under: Luc Dellisse

Entre deux périodes d’abattement, j’ai presque une vie sublime. Ma solitude extrême est peuplée de paysages et de rencontres imaginaires dont je suis irradié. La moindre promenade dans la rue me plonge dans une forêt transparente, et les cyclistes sont des Dianes chasseresses, et les perroquets, dans les arbres du square, un halo de Jouvence.

 

Le monde visible est l’antidote du monde réel. Le tamtam bipolaire du temps résonne à mes oreilles comme les échos d’une danse sans fin. N’étaient les visages effarés sur les écrans du ciel, je pourrais tenir indéfiniment.

 

Mais par un symptôme au moins je connais ma fêlure, la lézarde dans mon esprit. Tous les jours, à une certaine heure de l’après-midi, les quatre objets usuels sans lesquels l’existence se complique disparaissent de la portée de ma main, et pourtant je les avais sur moi. Oui, j’avais mes clés, mon téléphone, mes lunettes et mon argent. Je ne les ai abandonnés sur aucune table, aucune banquette arrière, aucun comptoir, aucun amas de coussins. Ils ne sont plus là. Commence alors l’investigation.

 

J’ai une méthode lente et sûre. Je sais exactement combien je trimballe de poches avec moi. Aujourd’hui, j’en ai quatorze, puisqu’il fait froid.  Quatorze ? J’ai peur de vous perdre en route. Comptons ensemble. Le pantalon, quatre poches. La chemise, une. Le veston, quatre. Le manteau enfin, facultatif : cinq. Le compte juste.

 

Je commence par la fin, le manteau. Je vide mes poches une à une. Je pose leur contenu sur la table. Rien de fastueux. Des mouchoirs en boule, des pièces de monnaie, des livres de poche, un vieux Laguiole, des tickets de métro de villes lointaines, la montre que je n’ai pas eu le temps d’attacher à mon poignet, des souches de carte bleue, à défaut de carte bleue.

 

La poche de chemise, c’est vite vu. Un billet de cinq euros, une pastille chewing-gum, un post-il avec un numéro de téléphone sans nom associé. Je progresse à reculons. Le veston, vaisseau amiral de ma flottille vestimentaire, retient toute mon attention. Pour mieux procéder je le retire, je le mets tête en bas, je le secoue. Ni bruits de clé, ni chute d’objets perdus. Je compte pour rien la photo d’identité de Reine, qui gagne en voltigeant le sol mat.

 

Reste donc le pantalon, que je porte large, et dont les fontes ont des surprises et des secrets. Encore des fragments de kleenex, des notes griffonnées, des post-it anonymes. Les papiers me perdront.

 

Si mon téléphone pouvait sonner, la sonnerie me guiderait. Mais personne n’appelle. La solitude est une amie discrète. Les deux mains dans les poches arrière du pantalon, vides bien sûr, sauf d’un stylo, je ne m’avoue pas vaincu. L’angoisse, en m’envahissant, me pousse vers les issues de secours.

 

Je recommence, sans réelle conviction, mes fouilles, je retâte ma chemise, je remets mon veston, que je visite à trois mains. Résigné, je m’enfonce dans mon manteau comme dans un fauteuil, je sens que je perds pied, je scrute une fois encore le contenu des poches, je vérifie qu’il n’y a pas de trou par où mes biens matériels auraient pu couler. Nulle trace. Pour satisfaire mon goût inutile  des mathématiques, je vais voir à l’intérieur, les trois dernières poches, les deux larges et celle, étroite, qui peut accueillir un objet long et mince, au risque d’avoir besoin d’une pince pour l’extirper. Rien dans celle-là. Mais la suivante, soudain, semble se déplier sous le bout des doigts, je sens un mouchoir, sous le mouchoir un trousseau, serré contre le cuir du porte-billets, écrasant le métal souple des lunettes, qui en pliant, s’est enroulé contre l’e-phone éteint.

 

Une fois de plus, c’est dans la pénultième poche que se trouvait le butin. Une fois de plus, c’est dans la treizième poche, au vingt-septième essai, que j’ai fini par trouver. Mais l’ordre change toujours, et si j’avais misé tout de suite sur l’intérieur du manteau, c’est le veston ou le manteau qui aurait été la vraie réponse. Ce qui ne change pas, c’est le chiffre treize, le déclic de l’avant-dernier.

 

Le plaisir de retrouver la clé manquante, le téléphone silencieux, les lunettes salvatrices, l’argent ravageur est si fort et si joyeux que je me demande , sans être sûr de la réponse, si je l’ai fait exprès, si j’ai retardé, par des investigations imparfaites et des détours inutiles, le choc de succès, la récompense du vide, pour vérifier une fois de plus que mon humble royaume est l’écriture, espace intime où les objets sautent dans la main, au premier mot qui les convoque, et où rien ne se perd jamais, jamais.

 

Luc Dellisse

 

 

 



2013 année terminus – lecture du Dellisse nouveau dans l’avion au dessus du Tibet
7 août 2012, 6 h 51 mi
Filed under: Actualité et nouveautés, Luc Dellisse

Lettre envoyée par le wi-fi de l’A380 entre Shanghai et Dubai.

Luc, mon cher ami

La lecture de ton livre relève d’une étonnante expérience : un texte vibrant, impertinent, désespéré et pourtant espérant. Ce qui vibre c’est l’actualité que me disent les journaux et magazines proposés à bord par des hôtesses déguisées en guichetière de harem kitsch. Pendant que le champagne coule à flots – et du meilleur dans le bar à cocktails de l’A380 qui survole le Tibet – les nouvelles du monde s’hybrident à la lecture de 2013 – Année Terminus. Les titres de la presse mondiale chancellent un moment, vibrant dans la page – c’est dans les avions que plus volontiers je lis la presse papier. Ils sont là en abondance, offerts et dépliables à l’infini, s’entassant tout autour de mon siège à géométrie généreusement variable, créant un océan de papiers froissés, irrécupérables. Quand un article m’intéresse je le photographie pour en garder trace, efficace mémoire technologique. En cette année 2012, pénultième à ton héroïne, une chose est sûre : la sombre mousson des effroyables nouvelles de notre monde est leur chasse gardée et voilà que tu viens mettre la pagaille. Il relève de leur privilège de dire les catastrophes atmosphériques, les cataclysmes financiers, les chamboulements politiques. Je sais bien que par ailleurs il y a toute la littérature de science fiction pour annoncer ce genre de choses. Mais c’est rarement pour tout de suite – sauf peut-être avec Orson Welles et sa lecture radiophonique de la Guerre des Mondes en 1938 ou plus récemment l’émission de 2006  à la Télévision Belge qui annonçait la séparation de la Belgique. Il y en a sans doute eu d’autres.

Pour l’instant, dans mon Airbus, j’hésite : j’ai dit que les mots vibraient sur les pages. Je t’épargne le fait que les maux aussi. C’est qu’il se passe quelque chose de tout à fait étonnant et qui ne doit rien au champagne que je n’ai pas encore gouté car une foule interlope se presse au bar, avide de compenser le prix du voyage par son équivalent symbolique en bulles de luxe. Les mots des journaux et magazines semblent eux déjà pris de boisson – effet des effluves du dit bar ? ou pris de vertige – effet de la proximité de ton texte ?  effet de sidération, alors, devant ce que tu narres ? A ce stade je ne sais pas encore dire. Mais je devine leur manège : ils ont repéré le virus qui va les phagocyter – ils sont rattrapés par ta fable, rejoints par ta littérature de guérilla et acculés par ton humour incandescent. Pour se venger de ton audace ils se glissent dans tes chapitres et tentent d’effrayants accouplements sémantiques entre virtuel et réel. Vient un moment de tension telle qu’il n’est guère possible de séparer l’un de l’autre, la lecture dellissienne du monde et celle de la presse mondiale. Se construisent alors sous mes yeux des chimères typographiques et sémantiques qui n’ont rien à envier au Panthéon Taoïste des pays que nous survolons. Ce sont dragons de feux terroristes, vouivres financières, hydres boursières et autres saintetés violentées. J’exagère bien sûr. Ce ne sont là que les ombres portées par ton exploration parfaitement maitrisée du cataclysme qui nous attend. J’en lis ici la version mythologisée, l’ombre projetée sur un monde d’ombres. Et je reviens à ton texte qui n’est ni un roman ni un document. Peut-être comme tu le prétends imprudemment une fable – mais cette course de la famille nucléaire à quatre enfants n’est pas elle-même un mythe moderne que tu nous concoctes ? Dans la tempête mondiale cette famille puissamment traditionnelle autour du père, cette famille en exode m’évoque une Légende des Siècles inversée où Caïn devient le chevalier errant qui regarde l’œil qui regarde dans la tombe avec ce qu’il faut de défi, de résolution, donc, pour que la peur se lise dans le premier tandis que le second – ton regard – se relève et laisse pantois le créateur.  Bref tu lui fais la nique, au Créateur. Tu reviens aux fondamentaux et tu donnes de quoi se préparer à la catastrophe.  Mieux : tu la métamorphoses. Pire : tu la rends « jouable ». Malin : tu sautes du Radeau de la Méduse à l’Arche de Noé. L’errance familiale vers Bruxelles est une véritable invention – une invention de ta vie, une invention romanesque, une vraie fausse fresque de notre temps. Ton livre documente la comédie du monde. Excuse le néologisme facile mais indispensable : ce qui se passe c’est l’invention de la documédie. Il s’agit ainsi de raconter des histoires qui permettent un nouveau rapport au monde dont on ne saurait jamais s’il est réel ou virtuel – et cela n’a plus d’importance depuis longtemps car il s’agit de la comédie transhumaine qui n’est pas forcément rigolote tous les jours mais qui est notre lot de tous les jours. Transhumaine. Ben oui. J’ai par hasard (même si bien entendu ce concept de hasard est une galéjade) relu ces jours-ci  et dans mes voyages aériens, sur mon Kindle , la préface de la Comédie Humaine. Pour 2 euros j’avais téléchargé tout Balzac, tout Jules Vernes, tout Poe, tout Lovecraft, tout Joyce, tout DH Lawrence…. Et emmené 2013 année terminus. Le style des Anciens est bien sûr un peu daté, ce qui a du charme…. Entre le Château des Carpathes et la Maison du Chat qui pelote, le Dellisse ! quel bonheur que la lecture… quel vice oui ô Larbaud ! Le style de Dellisse sera peut-être daté dans cent ans mais pour l’instant il me bluffe et m’accule – ô douleur exquise ! – à me remettre darre darre à écrire.

Je t’embrasse

C.

Le livre de Luc Dellisse aux Impressions Nouvelles

http://www.lesimpressionsnouvelles.com/catalogue/2013-annee-terminus-2/



michel andré sur luc dellisse – une nouvelle contribution
21 mars 2012, 23 h 15 mi
Filed under: Luc Dellisse

Luc Dellisse parle de Ciel Ouvert : réflexions sur une présentation

 

Contrairement à ce que sa modestie affichée le pousse souvent à affirmer, Luc Dellisse est aussi brillant à l’oral qu’à l’écrit. Lorsqu’il s’exprime au sujet de Ciel ouvert, tout devient à la fois plus intelligent, léger, gai et lumineux, et plus grave et profond.

Mieux encore qu’en le lisant, on comprend ce qui fait l’unité de sa poésie et de ses romans, de quelle façon et à quel degré élevé ils jaillissent d’une même source et participent d’une même inspiration.

Tout ce que Luc Dellisse écrit relève d’un fond identique d’émotions intellectualisées et d’idées à forte charge émotionnelle s’exprimant dans un registre qui puise dans l’expérience du bouleversant, du fulgurant, de la foudre, du foudroyant et foudroiement, de l’éclair, du vertige, de la flèche et du trait, bref, comme il le dit lui-même, des délices de la vitesse et de l’émerveillement païen face à des moments d’éternité dans l’instant.

Pour cette raison, ses romans et sa poésie ne sont pas si différents qu’on pourrait le penser. Au fond, dans ses romans, l’histoire sans être accessoire, bien sûr (puisqu’elle commande la forme de ce qui est clairement un récit), ne joue pas comme telle le rôle déterminant. On ne se tromperait pas de beaucoup en  caractérisant ses romans comme l’enchaînement fiévreux, tendu et elliptique de moments poétiques dilatés à l’échelle d’un chapitre, avec dilution concomitante de la charge poétique, jusqu’à la rapprocher de cette forme et de cette qualité particulière de poésie que peut avoir la prose de la langue classique.

Réciproquement, ses poésies sont de petites histoires (avec, comme il se plaît à le souligner, un commencement, un milieu et une fin), concentrées en quelques lignes, avec augmentation correspondante de la densité poétique.

Bien sûr, la logique respective des deux genres continue à commander l’usage de la langue fait dans chaque cas. Dans les romans, les mots visent le monde et sont rivés à leur sens, quand dans la poésie ils sont employés avant tout pour leurs qualités matérielles et leurs connotations,  et fréquemment utilisés de manière à leur donner « un sens qu’ils n’ont pas », pour reprendre la belle formule de Luc Dellisse.

Mais, qu’il s’agisse de poésie ou de roman, c’est clairement à une même vision des choses qu’on a affaire. Lisant ce qu’écrit Luc Dellisse dans ces deux registres, on sent tout de suite qu’on est dans un même monde, un monde qui a la singularité et la cohérence d’une éthique et d’une esthétique, d’une expérience, d’une sensibilité et d’une personnalité.

Michel André




Une très belle chronique de Jan Baetens sur Luc Dellisse
13 mars 2012, 9 h 53 mi
Filed under: Luc Dellisse

c’est sur le site des Impressions Nouvelles

http://www.lesimpressionsnouvelles.com/dellisse-poete-toujours-nouveau/

Dellisse poète : toujours nouveau

13 mars 2012

Dans son livre Eugène Atget ou la mélancolie en photographie (éd. Chambon, 1994), Alain Buisine défend l’idée forte que la photographie, contrairement à d’autres formes artistiques, n’a jamais eu d’histoire : dès sa première image (celle de Nièpce, si l’on suit la vision classique des choses), elle est toute là, et son langage essentiel ne sera plus modifié par tous les photographes qui viennent après.

La poésie, qui, elle, a une histoire, il serait absurde de le nier, semble être aux antipodes de la photographie telle que la pense Buisine. Chaque génération, puis chaque dixième de génération de poètes s’efforce désespérément de trouver du nouveau, d’être absolument moderne, de tuer ses pères. Et pourtant la poésie aussi mérite d’être relue à la lumière des thèses de Buisine. La notion de rythme, d’une part, celle d’image, d’autre part, sont des éléments récurrents, qu’aucune poétique n’a jamais pu défaire. Même dans les formes très radicales de la poésie contemporaine qui rejettent jusqu’à la notion de poésie (comme chez Jean-Marie Gleize et sa post-poésie ou Christophe Hanna et sa pratique des dispositifs), l’horizon fondamental reste celui d’un discours réglé par l’idée de rythme et d’imaginaire.

Et pour qui chercherait des exemples à étayer l’hypothèse de Buisine en poésie, on pourrait recommander le superbe recueil de Luc Dellisse, Ciel ouvert (éd. Le Cormier, 2011). Cette poésie est en effet au-delà de toute question de modèle et d’influence, de dépassement ou de tradition. En l’occurrence, la question de savoir si l’écriture de Dellisse est classique (elle l’est) ou moderne (elle l’est aussi) ou encore la question de la place exacte de cet auteur dans le déroulement historique de la parole poétique, deviennent d’un seul coup futiles. Ciel ouvert est un texte qui va tout de suite au cœur de la poésie, à savoir rythme et image, et qui se détourne radicalement de tout ce qui pourrait le divertir de ce but suprême. Nul jeu par exemple sur la création néologique, à peine un enjambement de temps en temps : la rareté de ce double trait de style, qui prolifère dans la mauvaise poésie, est toujours un indice très sûr de la vraie qualité d’une écriture. Par contre, un sens très sûr de la métaphore, mais aussi de son dosage parfait : les images ne se mangent pas les unes les autres comme dans l’écriture automatique, elles sont souvent très originales sans être bizarres, et leur insertion dans le vers est parfaite. Enfin, une maîtrise exceptionnelle de la longueur des poèmes : Dellisse est capable de s’arrêter au bon moment, sans que le poème donne l’impression d’être arrêté en cours de route pour susciter un facile effet de climax.

Bref, une poésie « pure », par quoi je ne veux pas dire semi-abstraite, hésitant entre son et sens, mais libre de tout souci d’école, de toute tendance, de toute mode. Et donc promise à durer.



Luc Dellisse, poète du printemps du monde
10 mars 2012, 18 h 10 mi
Filed under: Luc Dellisse

Dans le cadre du 22ème Printemps des poètes

Luc Dellisse s’’est entouré des écrivains Thierry Horguelin et Benoît Peeters, ses éditeurs, pour évoquer son travail littéraire, à l’’occasion de la parution de son recueil de poèmes, Ciel ouvert (Le Cormier).

La sortie de son nouveau livre de poèmes, Ciel ouvert, et la publication l’année dernière du roman, Les Atlantides, permettent de mieux cerner les espaces imaginaires de l’auteur.

Les poèmes de Ciel Ouvert se présentent comme autant de mouvements de la parole qui collent au mouvement de la vie. Les mots y vibrent  au diapason des corps, le sang bat dans leurs veines. Sans doute parce Luc Dellisse persiste à croire au pouvoir foudroyant de l’’image, à ce pouvoir qu’e l’’image poétique a de nous porter ailleurs et d’’agrandir en nous le sentiment d’exister.

« Je ne sais pas pourquoi je craignais les images du passé, ni pourquoi je n’’en ai plus peur. La merveille est là à présent, dépliée devant moi : la vie. Elle ressemble, par sa cruauté et par sa lumière, aux jeux du cirque. Elle se déchire à toutes les ronces, elle tombe dans tous les pièges. Mais chaque source d’’eau pure, chaque rayon de soleil sur le défaut d’’une vitre, chaque odeur d’’essence ou de feuilles, et la chaleur de la peau, et la glace du vin et la beauté des jambes de mes voisines de voyage, se mêlent à la saveur des choses crues ; et la lenteur des souvenirs, à la vitesse de mon sang. »

Auteur de plusieurs romans (Le Jugement dernier, Les Atlantides…  aux Impressions nouvelles…), de bandes dessinées et d’’essais, Luc Dellisse enseigne le scénario de cinéma à la Sorbonne et à l’’Université libre de Bruxelles. Ciel ouvert est son cinquième livre de poésie.

L’’entretien animé par Pierre Vanderstappen , responsable littéraire du Centre Wallonie Bruxelles, a été ponctué de lectures d’’extraits des livres par des comédiens.

La rencontre a eu lieu le 6 mars à 19h, au Centre Wallonie-Bruxelles, 46, rue Quincampoix | 75004 Paris.



Il faut réinventer les impressions d’enfance – nouvelle contribution de Luc Dellisse à la fabrique du futur
16 janvier 2012, 21 h 14 mi
Filed under: Luc Dellisse

La mise à feu de Koenigsmark

Un événement du passé ne subsiste que s’il fait partie de la splendeur du présent.

Son importance ne dépend pas de son authenticité, mais de son choc émotionnel. L’univers imaginaire, les voyages dans le temps de l’esprit, rendent un son plus clair que mainte anecdote de la vie réelle.

Ainsi je ne peux évoquer mes lectures anciennes que si elles m’ont laissé une trace vive, durable et en somme érotique dans l’esprit.

J’habite la Rome du Satiricon, je fréquente les mardis de Mallarmé, j’embrasse les seins de Gilberte ou d’Albertine, avec autant de réalité que dans l’action la plus directe ; et la saveur d’un verre de rhum dans un roman d’Hemingway est aussi forte que celle de mon café matinal. Ma première lecture d’Arsène Lupin se confond avec le grain de sable qui craquait sous la dent, mêlé à la chair de la gaufre que je mangeais au bord de la mer : ces découvertes continuent à rayonner.

A l’inverse, bien des faits vécus n’appartiennent pas au roman de la vie. Mon service militaire, mon second mariage, mon accident d’avion, pourtant rocambolesques, sont depuis longtemps raturés, biffés, rayés.

Car le moteur du souvenir, comme de l’écriture, ce n’est pas ce qu’on sait déjà, mais ce qu’on ne sait pas encore ; et on l’invente à mesure, non pour transcrire les chiffres de sa mémoire, mais pour les créer, et ainsi, les éprouver véritablement pour la première fois.

L’un des premiers romans que j’ai ouverts, de moi-même, sans regard d’adulte par-dessus mon épaule, m’est resté intime jusqu’à aujourd’hui. Je l’ai relu deux ou trois fois au seuil de l’adolescence, et ensuite plus jamais. Mais est toujours là, oublié, nécessaire, profond. C’était Koenigsmark de Pierre Benoît. Sans lui, tout aurait été très différent.

Ce n’est pas un de ces rares livres dont la connaissance vous rend plus riche et plus aigu. Dans ces enchantements de jeunesse, il n’y a pas de sacre. La royauté n’est permise qu’après coup. En somme, on lit peu de chefs d’œuvre à huit ans. On n’est pas équipé pour les opérations sous-marines du génie.

Pierre Benoît était une gloire faiblissante quand j’ai commencé à le lire, environ l’époque de sa mort. Le vaisseau spatial de Star Trek, les labyrinthes temporels de Barjavel et de Poul Anderson, les pyramides magnétiques du Matin des Magiciens, commençaient à nous fabriquer ce futur du présent qui allait se vérifier en juillet 1969, dans les craies blanches de la lune, et qui depuis n’a fait que croître. C’est elle qui nous permet aujourd’hui de circuler dans le moindre village, limousin,  berbère ou bochiman, connecté au silence des autres par les oreilles et par les yeux.

Ce renouvellement des paradigmes de l’aventure commençait à dater furieusement les paquebots, les malle-cabines, les méharis, les comptoirs maritimes, les cercles coloniaux, les diners priés, les femmes en robe longue et les chagrins secrets qui ont peuplé l’œuvre Pierre Benoît jusqu’en 1960 – après, il perd sa femme et mijote dans son deuil. Mais c’est aussi ce qui en faisait le charme, ce monde perdu.

Il arrive parfois que l’ancien monde et le nouveau, comme le feu et la glace, surgissant de deux côtés du réel, se touchent, et c’est l’explosion.

Ma rencontre avec Pierre Benoit fut cette explosion initiale, le roman dont est sorti mon propre roman, c’est-à-dire ma propre vie.

 

Koenismark, où se combinent la beauté des femmes et la magie des bibliothèques, a été pour moi, en moins d’une heure, la seconde naissance que j’attendais. Je me suis retrouvé pourvu, là, à huit ans, comme par dotation magique, de toutes les armes dont j’avais besoin : le goût de l’action et de l’aventure, l’impatience de l’amour, la violence de l’écriture et la certitude que la vraie vie n’est pas ailleurs.

Ma destinée m’est apparue comme un roman à vivre. J’ai pris la décision de le mener jusqu’au bout, et de mourir irradié par le bonheur.

J’avais quelque mérite à pressentir cet avenir heureux, car rien ne ressemblait moins à une promesse ou à une chance que l’endroit du monde où j’étais tombé ; je dois dire que la province flamande, le catholicisme superstitieux et borné, l’ignorance spéculative de mes parents, la singularité gothique de mes sœurs, et les convulsions de la société en train de mourir autour de nous, ne laissaient aucune place à l’espérance et à la charité.

Je me réfugiais dans un fracas de rêve, de violence et de voyages, strictement intérieurs.

Koenismark m’a miraculeusement aidé à sortir de mes ténèbres. Il a été une lampe-torche durant mon commencement – dans cette obscurité poussiéreuse où je baignais. La batterie est usée depuis longtemps : mais le pinceau de lumière continue à frapper et à ouvrir la nuit devant moi.

Bien plus que les grands événements et les grandes rencontres, il m’a fait.

Le contexte historique m’était assez étranger, dans ce tombeau d’ignorance où je vivais en famille, dans la plus parfaite incompréhension du monde et de ses mystères. Tout au plus, mon père, ancien prisonnier de guerre, frère d’un frère fusillé, fils d’une famille ruinée, nous avait élevé dans l’horreur de l’Allemagne : atavisme bénin et d’autant plus absurde aux yeux de ses enfants que le venin de l’Allemagne – ressort implicite du premier livre de Pierre Benoît – avait perdu l’essentiel de son acuité.

Toutefois il y avait quelque chose que je comprenais sans décryptage, lors de ma lecture enfantine de ce roman à la fois naïf et profond, tout pénétré de péril et de péché : un pétillement d’impatience déguisé en sagesse, une saveur de nuit blanche, une bouffée de parfum entre deux portes, qui me faisaient éprouver par anticipation ce qui plus tard deviendrait mon moteur personnel : la passion.

Cette passion, dans Koenigsmark, est celle qu’éprouve d’entrée de jeu Raoul Vignerte, un jeune professeur français qui débarque dans le palais grand-ducal  d’une petite principauté allemande. Il est fasciné par la femme du grand-duc: Aurore de Lautenbourg-Detmold, une splendide créature à pommettes slaves et esprit romanesque. Ses sentiments sont interdits, mais partagés.

Au moment où tout semble en place pour une résolution triomphante, l’histoire rattrape le héros, la guerre éclate entre la France et l’Allemagne, et à la fin, comme d’habitude, « il n’y a que la mort qui gagne ».  Mais je n’attachais pas une grande importance à ce contre-point historique. Mourir à la guerre ne faisait pas partie de mes priorités.

J’enviais le sort heureux d’élu invisible que Raoul occupait dans l’espace géométrique du château de fiction.  Non comme amant, mais comme être libre.

Je ne souhaitais pas, même par procuration, tenir Aurore dans mes bras. Mais boucler mes bagages, enfiler une veste de pluie, me glisser dans les rues qui conduisent au large, commencer à vivre autrement que dans l’imaginaire, appareiller.

J’ai voyagé beaucoup, en effet, dans l’espace virtuel trois continents. J’ai été d’une mobilité infernale. Mettre la main sur moi n’était pas à la portée de n’importe qui : il aurait fallu être au moins Interpol ou une femme déçue. Je n’intéressais pas Interpol.

J’ai été aussi, quelquefois, un amant de l’ombre. Si je retrouvais la nuit une amazone qui préférait ne pas trop m’exhiber au grand jour, j’étais préparé de longue main à ma double vie : maître du monde dans les rouages de l’écriture ; et n’importe qui, vivant caché, dans ma folle vie privée. Chaque voyage ou chaque chambre d’hôtel me renvoyait à un roman perpétuel. A tous les coups, j’étais mu par le sang souverain de cette histoire ancienne, et je courais masqué aux rendez-vous secrets que me donnaient la resplendissante Aurore : géant rapide qui avait pris le trot du mince, fluet, mélancolique et passionné Raoul Vignerte – mon nom caché, en quelque sorte. Koenigsmark a été mon filigrane

Les voies impénétrables de la fiction y prennent la forme magnétique de la femme fatale; non que certaines femmes soient plus maléfiques que d’autres, mais parce que le destin, chaque fois qu’il a besoin de nous, ne choisit pour éclaireur, ni un homme, ni une circonstance historique, mais une femme, et de ces rencontres dont nous pensons mourir, nous sortons transfigurés.

J’ai donc racheté par internet, le livre de Benoît, dans l’édition où je l’avais découvert. Et les libraires en ligne étant plus soigneux que je n’ai jamais été avec les objets de pure consommation, j’avais la jouissance de tenir entre mes mains, à l’état neuf, un livre de poche que je n’avais connu qu’en lambeaux.

Autant dire que l’histoire dont je me souvenais était doublée par une histoire réelle assez différente. Je ne gardais aucun souvenir du mariage d’Aurore avec son beau-frère, de la décharge de chevrotines en plein visage de Mélusine, amante et traitresse, ni du duel au browning entre les deux soupirants d’Aurore.

A première vue, c’est une œuvre lisse, contenue entre les bordures d’un imaginaire ratissé, et sans grandes perspectives. Mais elle révèle, quand on la déplie, des dimensions inattendues : le sexe, l’orgueil, la folie, la soumission héroïque au destin.

Une phrase faussement innocente : «  Ils étaient quatre, dont une femme, rose et jolie sous les fourrures réapparues », peut préparer l’explosion d’une vie tout entière – il est vrai que la fourrure est un signe de danger, et qu’aventuriers du XXIe siècle, nous avons entendu parler de Sacher-Masoch. Le sûr est que la passion est la conséquence nécessaire des rencontres fortuites et des visages innocents. Par des chemins circulaires, elle nous ramène au cœur de nous-mêmes – et la noirceur des choses ne nous quittera plus jamais.

Voulant ranimer, après si longtemps, l’intensité de ma première découverte, et la force syncrétique de mes impressions d’alors – je retrouve le glissement de mon corps dans les étroites failles de réel que la vie étriquée de mes parents et la tristesse profonde qui nous enserrait, laissaient subsister. Je m’écorchais à chaque mouvement, je laissais la peau de mon âme derrière moi en progressant ; mais chaque centimètre gagné me rapprochait de la lumière.

Les émotions qu’on accumule dans les prisons de l’enfance, en attendant d’être élargi par l’âge adulte, n’ont aucune valeur en soi ; elles n’existent que comme pièces de musée : la plupart seront sacrifiées pour nourrir le feu de notre liberté. Elles servent d’abord à créer des schémas mentaux, invisibles et secrets (mais non pas inconscients) dont dépend très exactement notre capacité d’être heureux.

  Luc Dellisse

  Janvier 2012



En attendant la poésie
6 novembre 2011, 7 h 27 mi
Filed under: Luc Dellisse



La poésie n’occupe aucune place, même cachée, même mineure, dans la société actuelle. Aucune. Le texte, l’écriture, gouvernent toujours le monde, mais à condition qu’ils informent, qu’ils communiquent – et qu’ils substituent les mots aux faits.

La poésie est le pari inverse, très exactement.

Le domaine de la poésie, c’est la vision pure, exacte, resserrée, de ce que le monde présente de plus sensible et de plus visible. Une évocation du réel, du vécu, non pas déroulée comme un film qui suit une trame précise et univoque, mais multipliée à l’infini, en autant de facettes qu’il y a d’instants stockés dans notre mémoire imaginaire.

Même chez quelques personnes qui disent la fréquenter, la notion de poésie est extrêmement floue et ne se distingue en rien de la chanson ou de l’opérette. Le contraire serait une surprise. Notre époque enseignant dans les écoles, sans doute pour brouiller les cartes, ou pour hâter la disparition du bonheur, que les fables de Jacques Prévert ou les blagues de Georges Brassens (ces deux inventeurs de l’anarcho-poujadisme) sont de la poésie, les raisons pour lesquelles ce n’en est pas restent parfaitement ignorées.

La poésie est absente de notre esprit et de notre vie. Il est intéressant d’imaginer qu’elle reviendra un jour – par exemple dans vingt ans. Que l’expérience précise, acérée et cruelle de l’imaginaire poétique retrouvera sa place dans la création du monde.

Il ne suffit pas d’attendre ce retour imprévisible, et sans doute improbable. Il faut s’y appliquer de toutes ses forces, avec les moyens du bord.

Ces moyens sont difficilement isolables en laboratoire. Ils supposent le courage des émotions, la curiosité des nœuds de la  langue, et la connaissance de quelques moments secrets, mais éclatants, de la poésie perdue : ici et ailleurs, jadis et maintenant.

Quelquefois, en marge des poèmes que j’écris et que je publie, quand le malheur du temps du temps s’y prête, j’essaie autre chose que la modernité apparente.

La semaine dernière, j’ai senti le mécanisme du vers régulier se mettre en place, moi qui ne l’ai jamais, en tout cas depuis la fin de l’adolescence, pratiqué ; éprouvé l’envie, dans un espace à part, n’appartenant plus à des espèces connues, d’écrire un vrai poème d’aujourd’hui selon une prosodie classique.

Et la curieuse petite machine lyrique s’est mise en route.

Ecrire en alexandrins, respecter des formes fixes, faire ricocher sans fracas inutile des rimes ni trop fortes, ni trop molles, ne présente que des difficultés insignifiantes, que le travail, la reprise, l’instinct, arrivent toujours à réduire.  Mais obtenir un effet direct, avec les ressorts d’une langue fluide, sans inversions, sans tournures archaïques, sans nymphes, sans pieds purs, sans « « ô vocatifs, et sans névrose incantatoire, pour relancer la machine de course du vers, est peut-être un peu plus acrobatique.

Voici donc deux des six sonnets réguliers écrits la semaine dernière : ils sont de la même inspiration que mes poèmes récents – désir, passion, déchirure, éblouissement, chagrin – et les petites prouesses faciles de l’alexandrin, de la rime, des longues et des brèves, des alternances masculines-féminines, des hémistiches ou du rythme ternaire, et du piège rentré des tercets, n’existent ici que pour produire un instant d’échos, avant de fondre dans le réel.

J’ai pensé que peut-être, cette expérience prosodique et lyrique avait un sens. Elle en a si elle peut s’entendre avec nos émotions et non avec notre culture, et  si l’inspiration n’est pas tuée par la forme classique.

L’expérience est en cours. La poésie, comme un nageur sous la glace, cherche le point de résistance le plus faible, pour éclater au grand jour.

Non mais mourir

L’‘orage renversé. Le ciel au fond du ventre

Le poids de la panique et la nuit sans couleur

Le tamtam sourd du temps étouffant la splendeur

Je sors de toi. Tu vis. Tu vois le jour. Tu entres

Les vagues de la nuit s’’en vont vers l’’invisible

Je plonge dans le corps ondulé de la mer

Aveugle, rayonnant et les yeux grands ouverts

Ta beauté dessinait le seul rêve possible

 

Je ne regrette pas ce grand amour en poudre

Non mais mourir qui viendra vite, et cette foudre

De bonheur dissipant les neiges du sommeil

Je n’’aurai plus tes yeux de fleurs et de voyance

Je n’’aurai plus ta main pour rester immortel

Je n’’aurai pas les derniers mots de ton silence.


D’autres que toi

D’autres que toi avaient des yeux pleins de lumière

Les seins durs écrasés par la guerre et la paix

Les longs regards par où coulait un sang épais

Les larmes, la surprise et la passion première

Le corps griffé partout qui était jouissance

Et le sang des baisers et leur saveur de miel

Et les ongles des mains qui reflétaient le ciel

Par toi seule j’allais au bout de la souffrance

Les huit membres cloués au mur comme des dieux

Nous étions ravagés par les éclats du feu

Dans ton sillage un jour durait la vie entière

Et  ton royaume avait la splendeur de la pierre

Jusqu’’au dernier sursaut du plaisir refluant

Lorsque la nuit passait ses pouvoirs au néant

Luc Dellisse



L’argent est un tueur à nos trousses
22 juin 2011, 16 h 27 mi
Filed under: Luc Dellisse
L’argent est un tueur à nos trousses
(une livraison de Luc Dellisse à propos d’Insolvables)
 
On peut constater tous les jours que l’argent est un apartheid : tout est fait pour que nous voyions bien en face à quoi sert l’argent, et en même temps, tout conspire à rendre probable, et utile au système en place, que nous en ayons fort peu. En sorte que nous regardons la vie à travers les barreaux qui nous empêchent d’y accéder. On peut remarquer aussi que la meilleure et la plus simple façon de gagner de l’argent n’est pas de travailler, mais d’avoir déjà de l’argent et de le faire travailler à sa place. On peut surtout noter que l’argent est une culture, qui fournit les moyens de se servir de l’argent, et donc de se servir du monde – la pauvreté devenant du même coup un manque d’usage du monde : on n’agit plus, on consomme, notre décor est fait de produits de base, le monde n’est plus une planète bleue, belle et mortelle, mais une succursale d’Aldi ou d’Easy jet.
Dans tout ces cas de figure, on ne se situe jamais en dehors de l’argent. Et le manque d’argent est moins une pauvreté comptable ou une gêne matérielle qu’une caractérisation : on est pauvre comme on est vieux ou comme on est gros – d’ailleurs pour les mêmes raisons. Cela n’empêche pas de vivre, ça empêche d’exister.
Mais il existe d’autres cas, plus souterrains : vous êtes sortis du jeu, vous n’avez plus de revenus, plus de crédit, plus de cash, plus de ressources. Ni de carte de banque, compte en banque, CEL, PEL, RIB, IBAN, tirelire, menue monnaie.  Fini, tout cela. Le monde s’apprête à vous lourder. Vous n’êtes plus quelqu’un qui a trop peu d’argent, vous êtes quelqu’un que l’argent a quitté pour toujours. 
Même la pauvreté vous devient inaccessible. Le sang du monde n’irrigue plus vos veines. Vous êtes un zombie, un fantôme exsangue.
Etes-vous mort pour autant ? Oui et non. Vous avez changé de monde. Vous êtes dans un autre continuum que vos anciens congénères. Vous n’avez rien.
Vos congénères, du reste, ne vous comprennent plus. Ils sont dans leur propre spirale. Ils ont des crédits, des projets de voyage, des loyers trop lourds, des budgets médicaux, des dettes. Ils sont « vivants ». Auprès d’eux, ce qui frappe, ce n’est pas votre dénuement, c’est votre légèreté.
Insolvables vient de paraître en libraire (Flammarion, mai 2011). Il raconte la vie sans argent, les portes refermées, l’effacement des jours anciens, l’exil de soi, précédant l’exil de sa terre natale. Il ne raconte pas l’inconvénient d’être pauvre mais la revanche de l’argent sur la pauvreté.
Il décrit sans métaphores excessives le jeu de rôle auquel nous nous prêtons tous assez bien et qui conduit à notre aliénation morale, sans aucun avantage pratique, sans raison même égoïste ou aveugle, puisque jouer le jeu signifie d’avoir en mains, à chaque donne, les cartes perdantes.
Ce livre n’est pas un pamphlet mais un manifeste. Car le monde de l’endettement croisé n’y est pas présenté comme un complot, mais comme une machine folle, où les bénéficiaires masqués ne sont même pas les maîtres du jeu. Ils en profitent, mais ils ne contrôlent rien. C’est une imbrication de profits et de pertes, les pertes finançant les profits, ce qui a pour effet que l’endettement, et non l’accumulation, devient la vérité du capital, convergeant à toute vitesse vers quelques chaises vides : les « maîtres » sont au Styx.
Le monde d’Insolvables est le monde de Matrix. L’univers est organisé pour nous faire croire au bonheur, alors que nous sommes rivés dans notre cellule, les pieds dans la boue et vivant la seule vie rêvée que nous procurent les électrodes connectés à notre cerveau. L’argent est virtuel, l’amour est virtuel, la vie est virtuelle. Le pouvoir consiste à se connecter à une vie imaginaire plus riche et plus valorisante que celle du peuple des solvables aliénés.
Il y a dans ce petit essai un roman implicite. Celui du secret dévoilé, de la bouteille à la mer,  du témoin rescapé et réfugié au bout du monde. Celui de la traque et de la cachette, du fuyard et des chiens de garde, chargés du nettoyage à sec et lancés à ses trousses.
J’ignore s’il y a réellement un personnage d’insolvable derrière ce récit, un homme déjà âgé, « sexagénaire », sur les rives du Mékong, fatigué, malade, dénué de toute ressource, dormant sous un toit en tôle ondulé, et qui a écrit ces 57 pages brûlantes parce qu’il ne pouvait plus se taire, parce que les mots retenus sont de la lave en fusion. Le livre est peut-être le subterfuge d’un économiste alerte, doté à la fois du sens de l’humour et du sens de la pédagogie, une sorte d’oncle Bernard ou d’oncle Jérémie du système, appelant à la raison, juché sur son promontoire qui surplombe la mer de l’argent.
Mais à l’évidence, c’est le texte d’un écrivain, maître de son art, revenu des illusions de jouissance et de possession, qui n’a d’autre richesse que ses idées et sa syntaxe, qui a fait la paix en lui, qui n’a plus aucune raison de nous mentir, et qui nous parle comme personne ne le fait, pour nous redonner confiance et liberté, lui, Robinson, seul là-bas, sur une île de l’esprit.   .
 
Luc Dellisse
 
 


Culte solaire
11 Mai 2011, 6 h 01 mi
Filed under: Luc Dellisse

 

Revoilà l’été, un peu avant le terme. La chaleur est là, déjà bien installée.  Une fois de plus, il va falloir jouer à qui perd gagne avec le soleil. Une fois de plus, je vais retrouver le sourire radieux des gens dans la rue, et les longues jambes des femmes à nouveau visibles, et la langueur des apéritifs aux terrasses des cafés. Une fois de plus, je vais chercher à m’enchanter de ces fêtes minuscules, sans y parvenir tout à fait.

            Il fait chaud : je suis mal.

            Pour l’essentiel, la splendeur estivale me tue. Je dois m’arranger avec un corps souffrant, une tête douloureuse, un estomac noué. Entre mai et septembre, ma capacité de bonheur est plombée, mon esprit tourne au ralenti, mon appétit de vie réduit presque à rien.

            La souffrance causée par l’été est une expérience incommunicable. Plus incommunicable qu’une révélation mystique ou que la télépathie des insectes.

            Il m’arrive parfois de décrire le pur bonheur que me donnent la rigueur de l’hiver, le miroir de la glace, les promenades emmitouflées, les soirées sans commencement ni fin. Les visages se ferment, l’indignation paraît. Je serais un ogre décrivant la saveur de jeunes enfants rôtis en broche que je n’obtiendrais pas un recul plus marqué.

            Quelque chose se déclenche, chez la plupart des gens, quelque chose de l’ordre de la religion des premiers âges, de la joie de quitter l’humidité et la pénombre de sa caverne, quand ça revient. Ca :  le soleil qui s’installe au zénith, l’air radioactif, les heures longues et de plus en plus chaudes, l’odeur de feuilles chauffées, d’asphalte fondu, d’herbe détruite, de marbre mordu par le ciel.

            J’essaie de ne pas en vouloir à mes congénères de jouir de ce qui me tue.

            J’y arrive par moments.

            Je connais encore, au sortir de la touffeur de l’ombre, l’émoi de courir pieds nus sur le gravier du jardin, quand le téléphone sonne, et que le corps se sent durcir en appuyant contre l’air chaud.

            L’enfance est là, rayonnante, immortelle.

            J’étais à un enterrement la semaine dernière. Il faisait déjà torride. Des enfants, le cou nimbé de lumière brûlante, couraient jambes nues entre les tombes, et déplaçaient des blocs d’air en fusion, et ils riaient. C’était bien.

            La mort est la vie des autres, m’a-t-il paru en voyant ces enfants dorés par le feu se déplacer en zigzag, dans les rayonnages du cimetière.

            Il y a en moi un autre corps que le mien, un corps érotique extérieur, qui aime aussi le soleil  à cause du souvenir, et qui capte le désir dans les vibrations de la pierre, de l’air, de l’ambre solaire. Il coexiste mon être intime, qui n’aime au fond qu’un certain froid lucide, et qui, s’il s’image le paradis terrestre, se le représente sous les espèces d’un fjord scandinave. Mon paganisme romain est un sauna au milieu de neiges idéales.

Luc Dellisse



Le Japon et la fin du monde
26 avril 2011, 7 h 10 mi
Filed under: Luc Dellisse

Le Japon et la fin du monde

 

On sait désormais à quoi ressemblera la fin du monde. Elle ressemblera à ce qui se passe sous nos yeux au Japon.

Le monde n’est pas en péril de finir tout de suite. Le processus d’effacement n’est pas encore engagé. Mais la catastrophe du Japon nous propose une maquette, une simulation à grande échelle, de ce qui sera un jour, véritablement, la fin.

Vagues géantes surgies d’une mer calme, navires arrachés, plages pilonnées, territoires engloutis, voitures, maisons et routes balayées d’un revers,  électricité coupée, eau potable disparue, aéroports hors service, amas de ferrailles sans fin, nombre de morts qui augmente en exponentielle, les centaines devenant milliers, dizaines de milliers.

Et les centrales d’énergie frappées au cœur. Certaines qui s’ouvrent en deux comme des fruits, d’autres qui cèdent, écrasées par leur propre force. Elles libèrent autour d’elles un rayonnement empoisonné, transformant les espaces de vie en zone interdites.

En regardant les images du Japon, et le courage magnifique de ce peuple blessé comme aucun peuple ne l’a été en dehors de la guerre, et son aveuglement à construire des usines atomiques sur des zones sismiques, on distingue mieux la beauté et le perte de cette aventure qui laisse entrevoir, par ondes concentriques, ses limites, à présent dessinées.

Tout, un jour, ressemblera à ce ravage, mais à l’échelle du monde entier.

La fin du monde ne viendra pas en un jour. Ce ne sera pas un événement unique, une déflagration instantanée et universelle : ce sera une accumulation. Ce ne sera pas un coup ou deux ou trois, il y en aura cent, puis mille, sur un rythme toujours plus rapide, dans une série de frappes échelonnées tombant sur les quatre coins du monde à la fois.

Nous serons détruits par des forces fractionnées.

Il y aura une série d’attaques, graves et d’une gravité croissante. Elles désorganiseront les activités, couperont l’alimentation des machines, puis l’alimentation des humains, et feront un choix toujours plus radical dans les espèces survivantes.

Il y aura un effet de chaîne, un système multiplicateur, les secousses sismiques deviendront spirales, les ruines provoqueront le désordre et le désordre la pénurie et la pénurie la violence et la violence la perte de contrôle, entraînant la régression de l’ordre humain, qui perdra sa raison et son sens.

L’acheminement des secours, puis l’organisation des services et des soins, puis la vie en société, même les liens de solidarité et de famille, deviendront largement impossibles, L’épidémie et les pillages remplaceront l’organisation du travail et des loisirs. Des territoires seront sacrifiés à d’autres, des populations entières déplacées. Les maladies qui ne seront pas soignables sur le vif, les traitements lents et subtils, disparaîtront de la carte des hôpitaux. La production de médicaments deviendra aléatoire, et entièrement vouée à quelques problèmes vitaux. La mort et la souffrance cesseront d’être traitées de façon individuelle, et n’appartiendront plus qu’au domaine statistique. Les enterrements aussi seront collectifs. Une partie de l’essence disponible servira au réservoir des bulldozers.

L’apartheid sera rétabli sur tous les territoires encore émergés. Le mensonge d’Etat deviendra la forme principale de communication. Pour éviter les paniques et les émeutes, on dissimulera à certains pays qu’ils vont disparaître avant d’autres, que leur tour est venu.

La politique de la terre brûlée deviendra la seule politique ; l’égoïsme, la seule vision.

Les élites seront à la fête : il leur servira enfin à quelque chose d’être les élites, c’est-à-dire les sphères réellement possédantes. Elles auront un accès prioritaire à l’électricité, à la chaleur, à l’eau, et même au bonheur – quand ces biens de première nécessité seront placés hors d’atteinte du plus grand nombre des survivants.

La fièvre gagnera les cœurs. Le sexe prendra une importance démesurée. L’envie de jouir avant de disparaître l’emportera sur la tentative de sauver quelque chose de l’esprit.

Cela procèdera par fragments, par murs qu’on démonte bloc par bloc. Ce sera un puzzle à l’envers.

La vie humaine était une fable, un rêve de machines. Il suffit de se réveiller un instant. On voit l’horreur se mettre en place, sous ses yeux.

On voit scintiller, à perte de vue, là où la mer ne viendra plus, les terrains vagues d’une planète morte.